Ces femmes qui choisissent de partir
La contraception est contraire à la loi dans certaines sociétés ultraorthodoxes. Mais il existe d’autres moyens de prévenir des naissances non désirées. Un coup violent porté au ventre d’une femme enceinte, ou la battre pour qu’elle avorte, et le tour est joué. « J’ai perdu deux bébés de cette façon », témoigne Sara Rivka (nom d’emprunt), avec dans le ton cette résignation et cette lassitude que pourraient démentir ses 27 ans, « mais j’ai tout de même eu quatre enfants durant les six années et demie où j’ai été mariée ».
Une évidence qui paraît superflue à souligner et pourtant ces abus se produisent sur tout le spectre de la société, et les milieux religieux ne sont guère épargnés.
Qu’ils soient tailleurs, voleurs, riches ou pauvres, ils ont un jour battu leurs épouses. Quelques chiffres avancés parlent d’une femme sur six : blessée physiquement, et régulièrement. Un phénomène assez récurrent, et quel que soit le statut socio-économique du foyer. Mais, dans la société ultraorthodoxe, certaines données spécifiques peuvent compliquer des situations déjà tendues.
Les jeunes filles ultraorthodoxes ont tendance à se marier jeunes (aux alentours de 17 ans) et sont souvent elles-mêmes issues de grandes fratries (Sara Rivka faisait partie d’une nichée de 12 enfants). Mais les familles nombreuses de Mea Shearim prêtes à accueillir une fille divorcée et sa couvée ne courent pas les rues. « Quand mon mari a commencé à abuser de moi, peu de temps après notre mariage, je n’ai même pas pris la peine de prévenir ma mère », raconte Sara Rivka. « Je suis allée chez notre rabbin à la place. »
« Attendre qu’il me tue, ou me tuer »
Malheureusement pour elle, elle est rapidement renvoyée chez son mari. Car le mot d’ordre, c’est revenir gentiment au domicile conjugal, et serrer les dents. Le rabbin lui conseille de rentrer au bercail et d’œuvrer pour le shalom bayit (paix au foyer). Dans le même immobilisme, un psychologue harédi approuvera. Le mari, humilié par l’intervention de deux interlocuteurs extérieurs, devient encore plus furieux contre sa femme errant pour demander de l’aide – et encore plus démunie par la réaction du rabbin. « Il a redoublé ses attaques et a commencé à lever la main sur moi, même devant les enfants », se remémore Sara Rivka, alors à peine sortie de l’adolescence.
Ces maris violents peuvent être des impulsifs ou des individus retors comme des cobras, affirment les médecins Neil Jacobson et John Gottman, dans leur livre Quand les hommes battent les femmes. Des pit-bulls qui couvent leur ressentiment et explosent, toujours derrière leurs épouses et constamment exaspérés par des trahisons imaginaires. Les taureaux voient rouge et les cobras sont froids et calculateurs, frappant leur victime sans prévenir. Ces deux types de maris abusifs font de la vie de leur conjoint un véritable enfer. « Deux choix s’offraient à moi », explique Sara Rivka, « attendre qu’il me tue, ou me tuer. Je n’avais tout simplement nulle part où aller. » C’est là que Bat Melech intervient. En retrait de la route et protégé contre les visiteurs indésirables par une barrière de sécurité et des caméras, le bâtiment tentaculaire est un havre de paix où, épuisées, ces femmes brisées et leurs enfants peuvent enfin guérir et se reconstruire. Fondée en 1995, l’organisation a vu le jour un peu par hasard. Noach Korman, un avocat spécialisé dans le droit de la famille, s’occupait de papiers de divorce de routine d’une cliente ultraorthodoxe à laquelle il a demandé son adresse. « Je n’en ai pas », a été sa réponse.
Et pour cause… Il est apparu que la jeune femme avait fui sa maison et son mari violent et n’avait nulle part où aller. « Elle a poussé son bébé dans sa poussette partout dans Jérusalem », se souvient Korman. « Ils ont passé des journées dans les centres commerciaux et des nuits dans des halls d’hôtel, jusqu’à ce qu’ils soient délogés. »
Havre de paix pour femmes brisées
A l’époque, il n’y a pas de refuges en Israël pour les ultra-religieux. Et, en dépit de situations difficiles, ces jeunes femmes demeurent résolues à ne pas vouloir exposer leurs enfants à la télévision, ni à les voir jouer de la musique durant le shabbat, ce qui pourrait se produire dans des centres d’hébergement laïques. Une cacherout pas assez rigoureuse, la perspective de croiser d’autres femmes bras et tête nue dans un foyer temporaire, non. Beaucoup d’ultraorthodoxes en souffrance préfèrent dormir dans la rue.
« Je ne pouvais pas la laisser sortir de mon bureau avec nulle part où aller », explique Korman, « J’ai passé des coups de fil, sans succès ». Finalement la maman et le bébé seront logés chez une femme âgée, en échange de soins. Une solution provisoire et précaire, sans vision à long terme.
Korman décide alors d’agir. D’abord, il contacte un centre d’hébergement laïc de Jérusalem, qui a contribué énormément à la planification d’un équivalent religieux. La providence a voulu qu’au même moment, une mère américaine de filles nouvellement religieuses se soit rendue en Israël et soit incitée à donner des fonds. Bat Melech est né qui deviendra bientôt devenu trop important pour ses locaux de Jérusalem et devra déménager à Beit Shemesh. Aujourd’hui, il constitue un véritable havre de paix avec son cadre bucolique. En cours de rénovation, il accueille 12 femmes et leurs enfants.
« J’étais terrifiée à l’idée de venir dans ce refuge », avoue Sara Rivka, souriant à ce souvenir. « Le mot évoquait l’image d’un sous-sol humide avec des murs en béton. Je ne savais pas à quoi m’attendre. » En fait, le centre d’hébergement Bat Melech dispose de chambres lumineuses et aérées avec vue sur les arbres et le ciel. La salle à manger est spacieuse et accueillante, et la crèche, emplie d’objets gais et colorés. Chaque unité familiale dispose d’une chambre et de sa propre salle de bains, et de lits gigognes de manière à donner à chaque enfant un petit espace bien à lui pour la nuit. Chaque mère est responsable des repas de ses enfants, avec, à disposition, d’énormes réfrigérateurs ; le déjeuner de midi est consommé collectivement et cuisiné par une femme différente chaque jour. La buanderie, qui comprend une seule machine et un sèche-linge, est toujours occupée : il est prévu d’installer une deuxième laverie à l’issue des travaux.
Des psychologues, ergothérapeutes, travailleurs sociaux et policiers sont constamment à disposition pour apporter soins et soutien. Car il y a toujours un problème à traiter. Pendant leur séjour, qui dure environ sept mois, les familles sont prises en charge et l’équipe du centre s’investit pour les aider à se reconstruire, retrouver le sourire, être assez fortes pour vivre seules et gagner en autonomie. Sur les 14 centres d’hébergement recensés en Israël, dix sont laïques, deux sont exclusivement réservés aux femmes arabes, et deux sont dédiés aux ultraorthodoxes.
La vie après Bat Melech
Selon le directeur de Bat Melech, les refuges laïcs, qui s’adressent à toutes les femmes sans distinction de croyance ou de couleur de peau, ont un taux de réussite de 50 % de femmes qui réussiront à mener une vie indépendante. Les autres reviendront finalement vers leurs maris, pour parfois se retrouver de nouveau dans des refuges, sans pouvoir sortir du cercle infernal de la violence.
Les trois quarts des réfugiées « diplômées » de Bat Melech ne reviennent pas à leurs maris, bien que la vie puisse s’avérer difficile aussi en solo. Sara Rivka subsiste avec 3 000 shekels de pension alimentaire et un autre revenu de 1 200 shekels d’aide à l’enfance par mois. Après avoir payé le loyer, il reste quelques centaines de shekels par personne et par mois. Les bons d’alimentation aident un peu, travailler s’avère un exercice d’équilibre délicat où il faut savoir jongler entre la perte des allocations-chômage et une petite plus-value salariale.
Bat Melech accompagne souvent ses « anciens », même après leur départ du lieu sûr (et gratuit) que représente le centre : aide pour trouver du travail et oreille attentive en cas de besoin. Conseils pratiques, écoute. Le besoin est grand. « Mon pire cauchemar », confie le directeur, « c’est lorsqu’une chambre est disponible et que je dois choisir dans la liste d’attente – une jeune mère désespérée avec un bébé ou une femme plus âgée avec six enfants scolarisés. Un choix presque impossible. » Alors faudrait-il, pour cette nouvelle année, ajouter une prière à toutes nos requêtes ? Oui. Que l’on n’ait plus besoin de refuges. Que nous puissions vivre dans un monde où les femmes soient respectées, qu’elles soient riches ou pauvres, en jupes et têtes couvertes ou en bikinis, et que le vrai shalom bayit soit une réalité pour toutes. Amen.
texte de PAMELA PELED